Réunion
annuelle
d’étage,
avec le
buffet qui
s’ensuit
Vêtement et moi entrons dans l’amphi à réunion, nous nous posons au fond, tels des étudiants un lendemain de cuite. Braillou, le chef d’étage, fait les 100 pas sur l’estrade moquettée.
Mon collègue s’appelle Vêtement car il change jamais ses vêtements. Il est pas crade, il fait ses lessives, mais il a toujours les mêmes fringues. C’est un peu son bleu de travail, version ingénieur informaticien. (Il faudra que je vous explique, dans un autre article, qu’en réalité je ne suis pas ingénieur).
Le chef s’appelle Braillou car je l’entends souvent brailler, au téléphone ou sur des gens, à propos de trucs über importants, tels que le travail. Le nom ressemble un peu à « Bayrou » mais aucun lien.
Je n’ai été embauché que très récemment à Merluchon Corp. Je ne connais pas vraiment toutes les divisions et sub-sub-divisions auxquelles j’appartiens. Si j’ai bien compris, l’étage dont Braillou est le chef se nomme Atome-de-Calcium. Il s’occupe d’un domaine d’activités appelé le secteur « NOIR ». Je ne sais pas ce que signifient les lettres du sigle.
En réalité, je ne suis pas embauché par Merluchon Corp, mais par Berniques S.A., une société qui loue des gens à des sociétés qui fournissent de la task force à d’autres sociétés qui etc. etc. Mais ce n’est pas très important. Ici, quel que soit le nombre d’intermédiaires et de sous-traitants, le travail aboutit toujours chez Deus Unlimited, une énorme entreprise qui fait vivre toute la région, et plus.
La salle se remplit petit à petit. Telle la blonde du sketch de Florence Foresti, je compte les gens. Il y a environ 250 personnes, ça fait bien plus que ce que je croyais. Mentalement, je promeus Braillou de « chef d’étage » à « chef de comté ». (Comté non pas dans le sens fromage, mais dans le sens « zone ». Comme « la police du comté » des séries américaines avec des vrais bouts de Chuck Norris dedans). Par contre, le nom du comté reste Atome-de-Calcium. Et ça n’a toujours rien à voir avec du fromage. Ouais, prenez des notes, je le redirai pas tout ça.
En tout cas, je bosse au même étage que le chef de comté. Je dirais même plus: je bosse dans le même couloir. Cette proximité est un honneur pour moi.
Je fais ensuite une rapide évaluation de la quantité de gonzesses au mètre carré. Le ratio est étonnamment élevé, ce qui n’est pas pour me déplaire. Par contre: pas beaucoup de sein au mètre cube.

Sur ces entrefaîtes arrive Jupette, qui vient faire la bise à Braillou.
Jupette, c’est la demi-cheffe de couloir, et je la trouve super rigolote. Elle fait souvent des rires d’éternuement étouffé, ou des rires de cochon asthmatique à répétition. Enfin moi je l’aime bien. Aujourd’hui elle est en jupe-sac.
Braillou fait une « tzitte » avec sa main dans le cou de Jupette, pour faire genre que même entre chef l’ambiance est hypra convivialo-décontractée.
Le retard sur la réunion est à présent suffisamment réglementaire pour qu’on puisse réellement commencer la réunion. Mais un autre mec fait son entrée et vient discutailler avec Braillou. Il s’agit de Rayures, (because costard à Rayures). Je sais pas trop quels sont son grade et sa fonction, mais c’est le fils d’un gars super haut placé, genre le quart-chef de pays ou un truc de ouf malade de ce style. C’est marrant de retrouver le triangle amoureux qu’il y avait dans mon ancienne boîte: Poulet Fils <-> Poulet Père <-> la te-boî. Je vous parlerai de ça dans un autre article.
Bref, Rayures va s’asseoir devant, et après les quelques minutes nécessaires de « Ah comment ça marche ce rétro-projecteur. Oh je ne comprends pas. Vous voyez, j’ai beau être le chef de comté, il y a quand même des choses qui m’échappent. Et ça fait de moi un humain. Oh, comment que je suis trop un humain. Wouahou. », Braillou commence à blablater.
Alors je vous rassure, tout va bien chez Merluchon Corp. Certes on a fait un tout petit peu moins de résultats cette année parce que ça va tellement bien qu’on embauche plein de gens, et qu’ils ne sont pas immédiatement optimalement rentables. Ça prend un peu de temps de « digérer » la croissance. Mais là bientôt, on va navoir des bénéfices titanesques grâce à tout le boulot que les gentils nouveaux embauchés vont abattre. Le fric coule à flots, youpi, on a le droit de bander et de faire pointer ses tétons.
En fait je m’en tape. Je n’aurai que quelques miettes de tout ce bonheur sociétal. Et de toutes façons je pige rien à ce qu’il dit le monsieur.
Au détour d’une phrase, j’apprends quand même la définition du secteur NOIR : Neo-nouveaux Ordinateurs Informatiques Robo-bar. Grammaticalement, le terme a du mal à survivre. Le pauvre, je le plains.

Ouais et sinon on a monté de level dans une accréditation à la con. Un truc du type ISO 9001 mais en plus couillu. Hurra ! You have won a new award!
Différentes personnes défilent pour présenter du boulot. Jupette s’amuse à leur lancer des petites boulettes de papier. Elle se marre, elle est à fond, elle s’éclate et tant mieux pour elle.
Un mec avec une calvitie géante monte sur l’estrade. Il fait péter un slide avec des noms et des photos de gens ayant participé à son projet. L’un d’eux a le portrait de Zorro. Haha, trop marrant. Comment que c’est cool d’être dans une boîte où on peut trop se permettre des mega délires comme ça.
Nan ce qui est vraiment drôle c’est que le mec s’est mis une photo où il est plus jeune et sans calvitie. Ah ça te fait chier hein que t’aies plus de cheveux sur le caillou! Ha! Ha! Souffre petit bonhomme. Souffre! Tu n’es qu’un fétu de paille balayé par la méchanceté de la nature toute-puissante. Le poil ne t’aime pas! Le poil te fuit! Tu ne seras bientôt plus qu’un gros crâne luisant!
Braillou revient sur scène et nous dit qu’on va s’orienter vers l’off-shore, parce que c’est mode. Alors je vous explique, c’est super simple, « off-shore », ça veut dire « louer des indiens pour qu’ils fassent le boulot à notre place, car ça coûte moins cher ».
Une fois j’ai discuté avec un collègue qui bosse avec des indiens. Il galère comme une vache hindoue désacralisée. En fait les indiens pigent que d’alle, codent comme des porcasses, et faut leur répéter trois fois chaque chose, avec menace de fouet. Voilà, c’était la minute néo-colonialiste.

Mon collègue ferait mieux d’inventer le concept du « return-shore »: tu fais le boulot toi-même et tu dis que c’est les indiens qui l’ont fait. Ça prendrait sûrement moins de temps que la triple-explication, le fouet et tout. Et l’avantage, c’est que si on s’aperçoit après coup que t’as fait que de la merde, t’as juste à dire que c’est la faute aux indiens. Tu sous-traites, non pas le travail, mais les engueulades.
Ce n’est pas ce que Braillou nous propose. Lui, il a mieux. Après l’off-shore, le near-shore et l’in-shore, il veut faire du my-shore. En gros, on deviendrait les indiens d’autres pays chez qui le travail coûte encore plus cher. Pendant ce temps, le réchauffement de la planète fait disparaître l’anticyclone des a-shore.
Sur ce, on sort de l’amphi et on se dirige vers les chapiteaux à bouffe et à piache. Pendant la minute d’attente réglementaire de politesse devant le monceau de victuailles qui nous attend, mon pote Vêtement amorce une conversation banale de contenance:
– Je trouve que y’a quand même pas beaucoup de filles à atome-de-Calcium.
– Ben, si ça te plaît pas t’as qu’à devenir transsexuel. Ça rééquilibrera un petit peu.
– OK, mais moi avant de me lancer dans un truc, j’ai envie de voir ce que ça donne.
– Pas de problème, je peux te trouver plein de mecs qui seraient prêt à t’enculer. Et gratuitement en plus.
– Non, je veux dire que tu devrais faire ça avant moi, pour que je me rende compte.

Sur ce, les hostilités s’ouvrent, je saisis un bout de poulet orange et une bouteille de rouge. J’alpague Skkrüüdeflüüü qui me la tire-bouchonne, et je rentabilise ma soirée.
À un moment je croise Super-Geek. Je l’aime bien ce mec, il est rigolo. C’est le gourou du langage Python. Par contre il a un rire de merde. Mais il est obligé, c’est un geek.
Y’a quand même vraiment vraiment plein de bouffe et de piache. Leur indécence dans l’abondance supplante largement mon indécence de la crevardise. Je pense aux pauvres petits Africains qui n’ont rien à manger, ce qui me permet d’être dans l’état adéquat pour m’en foutre plein la panse. (C’était la seconde minute néo-colonialiste)
Germaine, ma chef de bureau, se pointe et embarque plein de bequetance dans son sac. Sa religion lui interdit de manger durant les heures paires des jours impairs des mois pairs des années paires. Et comme il est 20 heures et qu’elle doit repartir bientôt, elle se fait son repas. Et elle a bien raison.
Et là je dois avouer que je merdoie un peu. Il est encore super tôt, mais j’habite loin et le dernier train va décoller. J’ai pas d’amis, personne ne pourra donc me ramener en bagnole. Alors j’embarque du pif et mon dessert, et je pars. Je ne verrai pas de gens bourrés raconter n’importe quoi jusqu’à deux heures du matin, je ne partirai pas avec une valise de restes, je n’aurai pas la possibilité de peloter des seins (même si y’en a pas beaucoup). Je sais, je m’assagis un peu.
En plus, une fois arrivé à la gare, mon train était en retard.
La prochaine fois, je ferai mieux, c’est promis. Dussé-je dormir sur place, recroquevillé dans l’herbe, avec pour seule couverture des cartons de bouffe graisseux et malodorants. On est un crevard ou on ne l’est pas.
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