Gentes dames et nobles seigneurs, esbaudissez-vous. Pour votre plus grand plaisir, je reprends le principe de cet ancien article, et vous raconte une « (journée corporate).zip », à savoir : divers événements plus ou moins réels et fortement condensés, qui se sont déroulés à mon super boulot. Une belle occasion pour moi de remettre à l’honneur la règle séculaire des trois unités du théâtre classique.
- Unité de temps : une seule journée, donc.
- Unité de lieu : tout se passe dans la forteresse de Lekkemi’Amorsh, les locaux de Deus Unlimited. Il s’agit de l’entreprise Cliente, avec un gigantesque C majuscule.
- Unité d’action : il n’y a qu’une seule histoire. Elle est à propos de moi, moi, moi.
Du coup, je laisse de côté mon coutumier crachage sur les transports de la SNCF, car ça fuckerait l’unité de lieu. Je vais juste mentionner le fait qu’il a fallu que je me lève giga tôt, afin d’être sur place raisonnablement tôt.
Edutainment : un peu d’histoire…
En l’an 1573, la Ministre de la Dignité Pubienne, Sophia de Chasteau-Forte, fit construire la forteresse de Lekkemi’Amorsh, afin de l’utiliser comme fillonière. Elle y invitait régulièrement des tonkinois et des lémuriens, pour se faire masser les orteils et plus si affinités. Lorsqu’elle mourut dans un accident tragique, écrasée par une caisse de sardines en boîtes, la forteresse fut rachetée par Niayniay Lorgnonneau, héritier de l’immense fortune des Lorgnonneau et de l’entreprise Deus Unlimited, qui à l’époque, fabriquait des boîtes de sardines et des cartes perforées pour automate tricheur d’échecs.
Niayniay racheta les terrains environnants, et fit construire de nombreux bâtiments autour de la forteresse, afin d’y placer ses employés. Ses critères d’embauche étaient calqués sur sa propre personnalité : des cadres sans aucune compétence ni aucun talent, mais n’en ayant pas conscience, ce qui leur permettait de tyranniser les sous-fifres en toute bonne mauvaise-foi. Grâce à cet astucieux système de management, Deus Unlimited se développa rapidement, et avec l’évolution des technologies, étendit son monopole aux équipements électroniques de tous poils.
Concomitantement, le droit du travail en France progressait, ce qui contraignit l’entreprise à donner un peu plus que des miettes aux sous-fifres. Nioniau, le descendant de Niayniay, décida alors de renvoyer les ouvriers-électroniciens, et de les remplacer par des sociétés sous-traitantes. Ainsi, le droit du travail, jugé trop laxiste, était externalisé, tandis que le lien de tyrannisation sous-fifral était conservé.
La panthéitude de Pied-Agile
La forteresse et tous les autres bâtiments sont protégés par des grogros murs, des barbelés, et des miradors. Pour entrer, il faut passer par « le bastion de contrôle », et présenter un inévitable babadge magnétique. J’y retrouve mes collègues : ma cheffe Germaine-Germaine, ainsi que Pied-Agile, en moto et lunettes de soleil. C’est assez banal, me direz-vous, d’autant plus que là, la météo s’y prêtait. Mais comme c’est Pied-Agile, je ne peux empêcher la partie sarcastique de mon cerveau d’hurler dans ma tête qu’il a mis ces lunettes pour faire son kekos habituel.
Cet homme fait de la moto, du vélo, des sports de combat, de la salsa, des échecs, des barbecues, de la veille technologique, du piano, de la pose de panneaux solaires, de l’anthropologie, de la plongée, du Perl, et du Kshell. Il est donc le Dieu de Tout, et Germaine-Germaine ne peut pas le blairer. Personnellement, je le trouve plutôt rigolo dans sa vacuité auto-suffisante. Et en ce qui concerne le Kshell, je reconnais qu’il touche sa bosse, j’ai déjà profité de ses lumières.
L’autre raison pour laquelle Pied-Agile est le Dieu de Tout, c’est que malgré le fait qu’il soit ouvrier-codeur-sous-traitant comme moi, lui, il est SUR SITE !!!! « En régie », comme on dit dans notre langage à nous de prestataire, que trop on a nos propres mots et notre propre culture.
Son super-babadge éternel lui donne un droit d’entrée inconditionnel dans la forteresse. Tous les jours il y croise l’élite, l’intelligentsia de Deus. Tandis que moi, humble petit péon, je dois me contenter de ne leur parler que par mail, et exceptionnellement par téléphone. Comment a-t-il réussi cette prouesse professionnelle ? Je l’ignore. Et je m’en tamponne, je veux pas faire comme lui. Lekkemi’Amorsh est beaucoup trop loin de chez moi.
Donc, Pied-Agile entre comme un prince dans le bastion de contrôle, lance un tonitruant « Watsup Pal ! » au molosse de la sécurité, lui serre la paluche façon wesh, claque amicalement le fessier d’une hôtesse d’accueil, qui rougit d’un plaisir gêné, passe son babadge dans l’oeil magnétique d’un grand et joyeux mouvement de bras, pénètre dans l’enceinte de Lekkemi’Amorsh et nous attend derrière la porte vitrée avec un grand sourire.
Disgression : la force physique et la séduction sont deux notions assez « animales », que l’espèce humaine a décidé de conserver. C’est assez amusant de constater que le premier contact proposé par une grande entreprise soit centré là-dessus. En effet, on commence toujours par rencontrer des armoires à glace de sécurité, et de pimpantes hôtesses d’accueil.
Hôtesse « d’accueil », disions-nous donc…
C’est maintenant à notre tour d’entrer, avec nos petits babadges provisoires. Etant toujours très aware au niveau de mes affaires, ce n’est qu’à cet instant que je m’aperçois que j’ai oublié le mien chez moi. Germaine-Germaine se facepalme, désespérée de ma nouvelle connerie, et me dit que j’ai qu’à me débrouiller tout seul.
J’arrive la tête basse devant une hôtesse et commence à expliquer ma lamentable stupidité. La dame me fait les gros yeux. Mais pas les gros boobs, mince alors.
Heureusement, comme je suis entregistré dans leur grand n’ordinateur, ça ne pose pas trop de problème. À l’aide d’un petit bout de papier, de deux morceaux de plastiques, et d’une cordelette, la dame me confectionne un babadge provisoire-provisoire en échange de ma carte d’identité.
À côté se déroule un psychodrame plutôt rigolo. Germaine-Germaine présente son babadge, qu’elle n’a pas oublié, elle. L’hôtesse lui énonce qu’il est caduc. S’ensuit alors une gradation de montée-sur-grands-chevaux :
– Ce n’est pas possible que mon babadge il soit pas valide !
– Ah mais Madame, vous n’allez tout de même pas m’apprendre mon métier!
– J’ai utilisé ce même babadge le mois dernier, et je n’ai pas eu de problème!
– Non non et non ! Sur mon grand n’ordinateur, c’est écrit qu’il est périmé ! Autant qu’une barquette de foie de veau oubliée entre deux T-shirts !
– Vous m’en voulez parce que je suis une femme, et que je suis ingénieure. C’est ça, hein ? Pouffiasse !
– Non Madame. Je n’ai rien à vous envier. Je suis pas une péonne d’une société sous-traitante, moi ! Je suis embauchée par Deus !
– Quoi ! Quoi ! Qu’est-ce t’as le stérilet sur pattes ? Tu veux qu’on se la donne ! Tu crois que tu me fais peur avec ton uniforme ? Viens çà ! Viens ! Viens qu’je fer-à-soude ton faux minois de vieille prépubère mal ripolinée !
– C’en est trop ! Je vous provoque en duel ! Je vous jette le string !
S’ensuit un combat de gonzesses des plus violent et des plus intéressant visuellement. Je me place aux premières loges, à côté du monsieur Sécurité. On admire tous les deux le spectacle. Ma cheffe se débrouille franchement bien.
Finalement, une autre hôtesse regarde dans le grand n’ordinateur, et s’aperçoit que l’erreur vient de chez eux. Tout se calme, on sépare les femmes, on range les strings, le babadge est refabriqué, et on rentre sans plus de problèmes.
D’habitude, c’est Germaine-Germaine et sa diplomatie légendaire qui montent dans les tours sans aucune raison, et font direct partir à la schiste. Mais là, c’est pas que de sa faute, l’hôtesse aussi y a bien mis du sien. Amusant, de la part d’une personne dont le travail consiste à être aimable avec les gens.
L’attitude de cette hôtesse me conforte dans l’idée que chez Deus, ils n’en ont vraiment rien à foutre du reste de la populace. Pour clore cette pathétique anecdote, je dirais que non, je « n’irais tout de même pas lui apprendre son métier », à cette personne. Ce serait perdu d’avance.
Origine éthymologique et gigantisme architectural
Le terme « forteresse de Lekkemi’Amorsh » est une métonymie. Il désigne en effet la totalité du productopôle, dont la forteresse elle-même n’est qu’un élément. Les locaux de Deus sont constitués de plusieurs structures, réparties sur 150 hectares de terrain. Tout est beau, prestigieux, et paternaliste. Partout verdoient de la pelouse et de jolis buissons. Des lampadaires halogènes géants illuminent continuellement la nuit, pour donner l’illusion qu’il fait éternellement jour, qu’on peut rester travailler autant qu’on veut et que c’est trop youpi. De plus, dans le but d’économiser les forces pour le travail, un service de transport interne privé a été mis en place, avec de gros bus bien virils tournant sur l’ensemble du site (la plupart du temps à vide, mais c’est pas grave).
Les bâtiments ont tous des formes étranges, mais classes. De quoi faire jizz-in-the-pants n’importe quel architecte en herbe. Bien évidemment, ils sont tous affublés d’un nom sobre, simple, et sans prétention.
Ah au fait, le nom « Lekkemi’Amorsh » signifie littéralement : « lèche-cul ». C’est sur ce concept, à la fois très simple et très fort, que Niayniay Lorgnonneau a fondé son système de hiérarchisation et de progression professionnelle. Il reste encore et toujours d’actualité, pour preuve le slogan de motivation boîtal affiché dans les couloirs : « Les gentils seront promus ».
Réunion
Nous entrons dans un bâtiment intitulé « Versailles », et y retrouvons notre responsable-côté-Deus. Il s’appelle Lord Grandzboube. Nous nous installons dans la salle de réunion « Calliope » et commençons à discutailler. Mon cerveau tente de faire abstraction du monde physique, afin de se concentrer sur des projets personnels de jeux vidéos. Mais je suis dérangé par des chansons d’Hubert-Félix-Thiéfaine.
« Bon, j’aime bien les jeux de Tower Defense, et les jeux de Match 3. Et en plus c’est super populaire chez les casual gamers. Comment je pourrais fusionner les deux idées en un seul jeu ? Hmmmmm…. Les dingues et les paumés jouent avec leur manies, dans leurs chambres blindées leurs fleurs sont carnivores. Hein, quoi ? Zut, ma cheffe me regarde. Ah oui. Donc ce serait un outil générique. OK. Il pourrait y avoir une partie Tour, et une partie Match 3. Et faut matcher les trucs pour choper des ressources et construire des tours. Oh bof. Ou sinon, les monstres auraient des couleurs, et faudrait en tuer plusieurs de la même couleur à la suite. En dirigeant plus ou moins les tours. Et les manufactures ont beau se recycler y’aura jamais assez de morphine pour tout le monde. »
J’ai assigné une tâche de fond à mon cerveau, me permettant de réactiver le monde physique lors des moments rigolos. Il y en eut un pas mal, offert par Pied-Agile et sa lèche-derchitude :
« Ouais, nous, avec Lord Grandzboube, on n’aime pas refaire plusieurs fois les mêmes choses. Alors on a créé ce couteau-suisse de fonctions de contrôle. »
Ah ben ça alors, je suis super content pour toi. Allez, fais le beau Pied-Agile ! Wourf wourf ! Susucre ! Susuuuuuuucre !!
Validation de GLAIRE_PROD
Fin de la réunion. Germaine-Germaine me plante là, car elle doit « négocier du périmètre » avec des « responsables ». Moi je dois retrouver Lord Moustache, un autre Deussien, pour valider l’outil GLAIRE_PROD, que je leur ai livré il y a quelques jours.
L’outil GLAIRE_PROD pilote à distance un microprocesseur cyclopolaire de pales défricheuses. Il le place en auto-test, dans le but de générer puis récupérer des fichiers de diagnostic de type HerbDerp et DumbDump. Vous comprenez rien ? Je vous rassure, moi non plus. Ceci dit, je m’en tancogne la Cotillard. Tant qu’on m’explique ce que je dois coder et qu’on me paie, je suis content. Je le serais encore plus si on me laissait glander, mais ceci est une autre histoire.
La validation doit avoir lieu dans le bâtiment « Skullkeep ». Il s’agit d’un laboratoire de testabilitudationning ultra-sécurisé, avec une hauteur de plafond de 10 mètres. (On sait pas pourquoi, mais on n’est plus à ça près).
Mon pauvre babadge ne me permet evidemment pas d’y pénétrer. J’appelle Lord Moustache à son bureau, mais ça ne répond pas. Heureusement, Pied-Agile, toujours prêt à faire montre de son indispensabilité en tant que personne, appelle Lord Grandzboube sur son portable pro pour qu’il aille m’ouvrir.
Oui, vous avez bien lu. Un sous-traitant possède le numéro de portable pro d’un Deussien !! Vous vous rendez compte du degré d’intégration de Pied-Agile chez le Client ? Mais c’est hallucinatoirement hallucinant ! J’ai même appris, par des voies secrètes et détournées, que Pied-Agile est tellement pote avec Lord Grandzboube qu’ils se retrouvent tous les deux dans des clubs de salsa pour se trémousser sur des rythmes endiablés. Mon enfoiré de cerveau s’amuse à m’envoyer des images subliminales de eux en train de se frotti-frotter ensemble, à grands renforts de subtils et sulfureux jeux de pieds, mains, et hanches. Intérieurement, je met un taquet derrière le crâne à mon cerveau pour lui intimer l’ordre de faire autre chose que des conneries, et on revient au monde réel. J’entre dans le labo de testabilitudationning.
On est obligé de porter une blouse pour évoluer dans cet espace hypra-sécurisé. Je n’en ai pas. On m’en prête une, avec le logo « Pescadou » floqué au dos (c’est le nom d’une autre société sous-traitante). Ouais, ils allaient quand même pas m’octroyer une blouse estampillée « Deus ». Faut pas déconner, nan mais ho, ça va bien oui ?
J’enlève mon duffel-coat et enfile cet apparat de prêt. Je me remémore avec nostalgie mes joyeuses années étudiantes à l’UTBM. J’avais une splendide blouse bordeaux décorée d’un dessin fait à l’arrache. Elle était recouverte de tâche de bière et de morceaux séchés de pain-saucisse-barbeukh-peinture. Il me faudrait 10 blogs comme celui-là pour raconter tout le n’importe-quoi de cette époque. Peut-être le ferais-je un jour ? En attendant re-revenons à notre grise réalité.
On m’informe que Lord Moustache est parti je ne sais où, et que je vais devoir l’attendre. Merci, sympa. C’est pas comme si on avait convenu à l’avance de l’heure et de la date. Je m’installe à un ordinateur générique et me connecte avec mon compte de travail.
Le problème, c’est que je ne peux rien faire tout seul, je n’ai pas mes fichiers locaux pour éventuellement travailler sur d’autres sujets (et de toutes façons, je l’aurais pas fait), et j’ai pas non plus d’accès à internet. Je ne peux même pas aller traîner sur le forum de 42. Zut et foutre. Ce n’est pas grave, je continue secrètement un projet personnel commencé il y a quelques semaines : l’émulateur d’un algèbre utilisant, non pas des bits, mais des trits (0, +1 et -1). C’est codé en python, évidemment. Je vous le montrerais quand j’aurais fini. Ça ne sert absolument à rien, c’est donc absolument indispensable.
Lord Moustache arrive, on se salue de manière normale, (c’est important la normalité dans le monde de l’entreprise), et on commence à tester ce GLAIRE_PROD. Je l’aime bien Lord Moustache, il est sympa. C’est l’un des rares Deussiens qui sait encore de quoi il parle, et ce sur quoi il bosse. Les autres n’ont plus qu’une compétence unique : signer les feufeuilles de chiffrage qu’on leur transmet, et négocier les contrats de sous-traitance. Sur le plan des connaissances métiers et techniques, ce sont des enfants de 10 ans.
On a du omettre de leur dire que quand on externalise le droit du travail pour diminuer les coûts, on externalise aussi le travail, donc aussi le savoir. Je sais pas ce que ça va donner sur le long terme, une gestion de ce type. Pour l’instant ça tient miraculeusement debout. Moi, je me contente d’attendre dans un coin sombre en rigolant, tel Acidenitrix le fourbe.
l’outil GLAIRE_PROD fonctionne plutôt bien. Mais la fonction Flush_Morve ne se met pas en attente lorsque le buffer physique est plein, et ça ne plaît pas à Lord Moustache. Il me dit, d’un air un peu désolé mais gentil : « Ah, c’est pas bon ça. Va falloir que tu le corriges. » Je reprends le document de spécification, et déniche une phrase stipulant texto que Flush_Morve doit immédiatement renvoyer une erreur si le buffer est plein. Lord Moustache admet que j’ai raison. Je n’ai pas l’impression qu’il se sente stupide. Il devrait un minimum, car c’est lui qui l’a écrite, cette superbe spec.
Vous voyez ? C’est ça mon boulot. Rappeler à des amnésiques ce qu’ils ont eux-même demandés. Ce genre de truc arrive tout le temps. Et parfois avec des personnes bien moins diplomates que mon mignon Lord Moustache. J’adore mon métier. Youpi. Un informaticien, c’est avant tout un littéraire, un psychologue et un artiste.
Fun fact : parfois le responsable-côté-Client n’est pas un Deussien, mais un autre sous-traitant, possiblement Merluchonien comme nous autres. Eh bien ça rend pas forcément le dialogue plus facile. De toutes façons, la compréhension mutuelle ne dépend pas de l’entreprise à laquelle on appartient, mais des qualités humaines et intellectuelles des interlocuteurs. Captain Obvious, oui, mais il m’a semblé bon de le rappeler.
Sur ce, GLAIRE_PROD est entièrement validé. Pas par Lord Moustache, mais par son propre document de spécification, et moi, ça me suffit. Je referme vite fait les fichiers de code de mon projet secret trinaire, dis au-revoir-merci-à-bientôt, et je quitte, car c’est l’heure d’aller manger.
Pause de midi
Le productopôle est bien entendu doté d’une cantine haute de gamme, copieuse, et aux tarifs prohibitifs. Y’a juste qu’elle est réservée aux vrais Deussiens. Les péons comme moi n’y ont pas droit. Ça m’arrange. J’aurais peur de manger à une table de gens totalement inconnus. Je connais mon cerveau, c’est le genre de situation dans laquelle il adore me faire faire n’importe quoi. Je me mettrais à proférer des forfanteries bien lourdingues, telles que l’histoire du taliban qui veut enculer Staline dans une léproserie, ou pire, la blague des œufs.
Dois-je rappeler que les transports de la région sont dégueux, et que, bien entendu, Lekkemi’Amorsh est situé loin de tout ? Heureusement, je me suis acheté un sandwich nucléaire jambon-lipides, que je mange en me promenant dans les somptueux jardins. Il y a des nuages en forme de nuages, c’est rassurant.
Visite
C’est la fin du manger. Je retrouve Germaine-Germaine, Pied-Agile et Lord Grandzboube, qui, dans son immense et trop sympathique mansuétude, s’offre de nous offrir le café. C’est gentil. J’aurais préféré de l’argent ou du temps autorisé de glandage, mais bon, un café, pourquoi pas. Pied-Agile profite de cette occasion pour sortir de son sac un paquet de susucre en morceaux. Il le pose sur le bureau-bar, et met la petite facturette dans le pot commun du café, histoire de bien montrer que trop c’est un mec bien, et que trop il participe à fond à la vie interne, sociale et sociétale de Deus. On discute de choses et d’autres : la vie, les nuages en forme de pas-nuages et l’avenir de nos petites existences cafardeuses dans cette grande aventure qu’est le monde.
Lord Grandzboube a décidément décidé d’être très mansuet (i.e. empli de mansuétude), puisqu’il se propose de nous faire visiter plein de bazar. C’est vraiment chouette et courtois de sa part. En 2 années de bof et déplorables services pour les Deussiens, c’est la première fois que j’en vois un éprouver la nécessité de nous montrer ce qu’ils produisent réellement. Pied-Agile, avec sa voix de mec qui gère trop tout, dit : « Oh vous allez voir les sites d’auto-montages ? Je suis interessé ! », et hop, il se tape l’incruste. Bien joué.
Pied-Agile, je le soupçonne de pas branler grand-chose. Mais il a pas envie que ça se voit trop, sinon on va lui retirer sa situation dorée de mec en régie. Alors dès qu’il y a une petite connerie qui peut l’occuper, il saute dessus, « telle la vérole sur le bas-clergé ». (dixit Noémie dans Garulfo).
Je vais vous la faire courte la visite. Déjà parce que cet article commence à s’éterniser, et ensuite parce qu’il faudrait que j’invente tellement de n’importe-quoi pour recouvrir la réalité, que la complexité et l’incohérence de mon propos atteindrait une masse critique capable d’anéantir l’univers.
Donc, on va dans plein de bâtiments. On croise des gigantesques chaudrons qui font fondre des puces électroniques pour les couler dans diverses tondeuses à gazons, presses-agrumes, pacemakers, et autres trucs que je sais pas ce que c’est. On monte sur le toit du labo au plafond haut de 10 mètres, et là il y a plein de machines à laver dans un manège tournoyant, qui nettoient des enclumes et des chiens-robots, alors qu’elles sont en mode « laine synthétique ». Lord Grandzboube nous explique que c’est pour les tester dans des situations extrêmes : mouvement + altitude + vent + programme inadapté.
Mon cerveau-vengeur me dit que je devrait poser des bombes dans toute cette merde. Tous ces objets qui ne m’intéressent pas et dont je n’ai pas besoin… Mais cela ne ferais que sauver les gens de leurs vilaines possessions matérielles. Je ne me sauverais pas moi-même de mes propres problèmes. Et comme je suis un égoïste, je préfère oublier ces pensées dérivatoires délivratoires altruistes.
Pied-Agile nous quitte, afin de vaguement justifier que, non non non, il n’a pas que ça à foutre de ses journées, il a aussi du vrai travail. Mouais. Je suis sûr qu’il va se planquer dans des W.C. et se masturber avec un gant de toilette rempli de framboise. Puis, il attendra 19h30 pour retrouver ses collègues Deussiens, et leur annoncera bien fort : « Pfouuu, elle était longue cette visite, mais super intéressante. J’ai vraiment beaucoup travaillé. Tiens qu’est-ce que c’est que ce petit bout de framboise entre mes doigts ? »
C’est con pour lui, parce que juste après qu’il ne s’éclipsasse, Germaine-Germaine et moi, on fait un truc vraiment cool : Lord Grandzboube nous emmène dans leur simulateur de robot-géants !
Je choisis un MR-800 Katana, et elle, elle prend un Pyros-69-B tout pourri. On monte chacun dans une capsule sensorielle. Le liquide amniotique emplit nos orifices.
Le combat est divertissant, mais un peu court. Je fait un bond de côté, me téléporte derrière elle, et perce son ganglion à nanomachines internes. Elle s’écroule en une gerbe de mécano-molécules cliquetantes. Je l’achève d’un coup de fulguro-tire-bouchon. Au moment de me désenclaver de la capsule, j’éclate d’un rire intérieur. Hahaha, Pwned !
Pour finir, on entre dans une petite pièce aux murs recouverts de circuits électroniques, et là, je découvre l’Objet Ultime. L’appareil récipidiendaire de tout mon labeur, la machine pour laquelle je réalise tous ces outils informatiques à la mord-moi-le-nœud.
Il s’agit d’une petite boîte noire. Elle trône au milieu de la pièce, sur un piédestal mobile tournicotant avec douceur. Je la trouve vraiment très gentille. Elle ronronne sereinement, tout en me regardant d’un air amusé. J’ai rencontré mon être suprême, ma destinée. C’est un accéléromètre de télécommande de tondeuse à gazon. Amen.
(Je peux pas mettre d’image, car évidemment, c’est secret. Mais imaginez un truc genre l’incal, mmm’voyez.)
« To Be Determined »
La visite est terminée. On remercie Lord Grandzboube. Germaine-Germaine me replante ici, pour aller à une réunion de négociation de diminution de vilains Temps Non Facturés. Moi je dois me rendre au Bureau de Sensibilité Algorithmaire, dans le bâtiment « Titanic », afin d’y dérouler les tests de l’outil SLAP_TITS. Le responsable de ce machin se nomme Lord TBD, j’arrive à mettre la main dessus sans trop de mal. Il me place devant un ordinateur pourri et me laisse me débrouiller tout seul. Parfait.
Son nom complet, c’est Lord To-Be-Determined. Parce qu’à chaque fois qu’il nous demande un travail, il est incapable de nous le décrire. Cela reste « à déterminer ». Mais il sait qu’il veut qu’on le lui fasse, et tout de suite dans les délais, sinon pan-pan-cul-cul. Quand on tente de lui soutirer quelques vagues précisions, il nous sort cette chouette expression corporate hyper-tendance : « Soyez force de proposition ». Ah ça tombe bien, j’ai une épée magique +5 en force. Nickel.
Mais là on s’en fout. Y’a rien à force-de-propositionner. Je dois juste exécuter les tests les uns après les autres, tel l’ouvrier-testeur de base. Ca se passe sans trop de difficultés. J’en profite pour examiner les Deussiens qui travaillent autour de moi.
Étude comportementale
Inutile de dire qu’ils sont tous installés à de grands bureaux de 3 mètres de large, tandis que moi j’ai une mini table-et-chaise, dos à la porte d’entrée.
Ça a l’air anodin comme détail, mais c’est pour bien me faire comprendre qu’à tout moment, quelqu’un peut arriver et observer mon écran, sans que je ne le sache. Je dois donc me tenir à carreau et ne pas glander. Je n’ai pas envie de donner une mauvaise image des sous-traitants, ni de Merluchon Corp, n’est-ce pas ? Sinon Deus Unlimited va se choisir une autre entreprise. Ouh lala, le stress.
Le type du bureau en face de moi a presque l’air d’être un spécimen intéressant. Il discutaille avec son collègue, et utilise le mot « touchy » (prononcer teu-t’chi). Ouaaaw, toi t’as la classe et tu t’y connais trop bien dans le domaine technique de ton métier. Un peu plus tard, il se fait démarcher sur son téléphone portable, pour un service de calcul d’impôt personnalisé, avec force diminution à la clé. En général, les gens à qui on propose ça, c’est des riches. Oui, à Deus Unlimited, les employés ont 10 jours de vacances en plus, et des salaires de gangsta rappeur. C’est mieux.
(Comment a-t-on pu en arriver à un décalage pareil dans ce si fabuleux monde de le Travail ?)
Peu de temps après, j’ai la chance d’assister à un mini-sketch, bien plus révélateur de « l’esprit Deus » que ce que j’ai pu précédemment observer. Une nana cinquantenaire en jupe noire et pull tricoté main fait le bilan des projets en cours, sur un ton comique et décalé :
« En octobre, on a fait 71% de sous-traitance. C’est comme le numéro de département de la Saône-Et-Loire. Et en novembre, on a fait la Haute-Savoie. C’est mieux, c’est 74%. Mais les consignes, c’est de faire au moins la Somme : 80%. Et le mieux qu’on a fait c’était en juin : Seine-Maritime, 76%. bla bla. »
Elle a tenu 10 minutes comme ça, à faire mumuse avec ses correspondances départements <-> pourcentages. 10 minutes, c’est énorme. Je sais pas si vous vous rendez compte. C’est l’Aube ! (Non ! Pas l’inverse du crépuscule ! Le département de l’Aube ! Suivez un peu, bordel).
Quand on est entre presta, on essaie de se serrer les coudes un minimum, afin de mieux supporter notre situation déplaisante. On joue les gros durs, on dénigre les gens de Deus, on dit que c’est des enfants gâtés, qu’ils se la pètent avec leur petit babadge affiché en permanence, que leur entreprise, c’est Disneyland, que pour eux, tout est rose, et qu’ils ne connaissent rien des réalités du monde extérieur.
Quelle sont les parts de vérité et d’exagération de ces moqueries ? Je l’ignore. En interne dans mon cerveau, j’essaie parfois de lutter contre ces sentiments préjugés. Je me dis que les Deussiens sont des humains normaux. Et si ils ont un boulot mieux que le mien, c’est injuste, mais ce n’est pas ça qui irait entâcher leur personnalité profonde. Je dois donc les considérer au même titre que tous les êtres vivants, c’est à dire avec respect.
Vous voyez ? J’essaye de rester lucide. Je me rends bien compte que la cause du problème, c’est cette relation boîtale inégale entre donneur d’ordre et sous-traitants. C’est ça qui pourrit la relation humaine que je pourrais avoir avec eux.
Mais quand je vois cette pauvre vieille dame, qui peut paumer 10 minutes de sa vie à raconter des inepties pareilles, je me dis qu’il y a vraiment des gens vides d’esprit chez eux.
À notre époque, on entend souvent l’expression « Mais ils ont que ça à foutre ces gens là ? ». Et c’est une vraie insulte, qui a pour but de mettre en exergue l’inutilité des « gens là » en question. Ces « gens là » ne sont pas en train d’essayer de rendre le monde plus beau, plus juste et plus fonctionnel.
L’autre moment où je laisse mon cerveau ouvrir la porte à tous les préjugés, c’est quand Lord Unknown entre dans la pièce, et bat le rappel pour le café de la récréation de 16h. Lord TBD passe à côté de moi, et me propose de me joindre à eux. Je réponds par la négative, parce que j’ai pas envie, et surtout je veux finir ces tests de merde pour me barrer d’ici au plus vite et rentrer chez moi. Lord Unknown fait alors une remarque super-top-lol-youpi : « Oh c’est normal. Les sous-traitants, ils font toujours semblant de bosser alors qu’en fait ils glandent rien ».
Donc, ce que j’ai dit juste avant, à propos des humains comme les autres, respect, et tout : oubliez. Je déteste tous ces gens, je leur crache à la figure, je sais qu’ils vont s’auto-crever la gueule ouverte dans leur propre océan de médiocrité, et ça me fait beaucoup rire. « Au fond de tout ce qui pouvait leur être cher, quelque chose d’horrible était en train de pousser » (Fight Club).
Bon ça suffit, au revoir.
Je finis par trouver un petit bug dans SLAP_TITS. En effet, cet outil écrit le message d’info d’analyse du type FOUFE à chaque lecture d’un fichier de séquençage de ce type. Alors qu’il ne devrait le faire qu’à la lecture du premier fichier. Youpiiii. En dehors du fait que j’ai validé un outil déjà validé à sa version d’avant, cette découverte aura été mon action la plus productive de tout l’après-midi. Génial.
Petite précision : ça ne me dérange pas de faire un boulot merdique d’ouvrier-codeur, et d’être une ombre dans un coin qui n’intéresse personne, et qui ne contribue pas spécialement à rendre le monde plus beau, plus juste et plus fonctionnel. Mais en contrepartie, j’aurais souhaité que l’on me laisse glander. Ça m’aurait semblé être un juste retour des choses. Puisque ce que je fais ne sert à rien, je devrais avoir le droit de pas le faire, tout en continuant d’être payé. Merde alors. Mais je suppose que la vie ne fonctionne pas comme ça, que je me crois à Disneyland où tout est rose, et que je ne connais rien des réalités du monde extérieur.
Bande de cons.
Ces tests très cruciaux pour ma carrière d’ouvrier-codeur étant terminés, je sauvegarde l’ensemble du bordel, et je me casse, car le trajet pour rentrer est salement long. Pour commencer, faut que je parvienne à rejoindre la gare, ce qui n’est pas que facile. Lord Unknown m’explique que le bus numéro 42 du service de transport privé s’y rend. J’ai le droit d’en faire usage, malgré que je ne sois qu’un pauvre péon. Il me suffira de montrer mon babadge provisoire. Je le remercie et je file.
A l’arrêt du bus 42, j’ai attendu attendu, il n’est jamais venu (Zaï Zaï Zaï Zaï, tou lou lou-lou tou).
Donc merci, connard de Lord Unkown.
Je prends un bus normal, que je paye avec mes sous. Il y a des bouchons car il y a des travaux. Toute cette ville de merde est continuellement et intégralement en travaux, je la déteste. Quand j’arrive à la gare, y’a une grève surprise. Mais j’arrête de parler des transports, j’ai dit que je le ferais pas dans cet article.
4 heures plus tard, j’ai réussi, par divers moyens plus ou moins ésotériques que je ne décrirais pas ici, à parcourir les 70 kilomètres qui me séparaient de chez moi. C’est là que je m’aperçois que j’ai oublié ma carte d’identité au bastion de contrôle. Ça s’appelle une épanadiplose.
Épilogue
Il était putain de long, cet article. Si vous êtes arrivés jusqu’ici en ayant tout lu, félicitations. Maintenant, faites comme Juicy Jacqulyn : éteignez votre ordinateur et allez vous coucher.