Du berceau jusqu’à …

Cette histoire a été écrite dans le cadre de la Semaine Internationale (voire Intergalactique) du Revenu de Base Inconditionnel. Pour des infos un peu plus sérieuses à ce sujet, allez ici : http://revenudebase.info/

En 2042, après plusieurs épisodes douloureux de crise et de guerre, le Revenu de Base Inconditionnel fut instauré.

Progressivement, chaque État en créa sa propre version. Elles respectaient toutes l’esprit original de l’idée. On lui associait souvent le slogan « du berceau à la tombe », en hommage à l’une de ses anciennes supportrices.

L’humanité devint heureuse, les peuples vivaient dans la dignité et avaient confiance en l’avenir. Les États se portaient à merveille, car le versement de cette allocation était en pratique très simple à effectuer. Pas de conditions à respecter pour y avoir droit, donc pas de fraude possible, pas de contrôle à effectuer, très peu de papier à remplir, aucune lourdeur administrative.

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Sauf que des fraudes apparurent malgré tout.

Lorsqu’une personne âgée décédait, sa famille attendait parfois quelques jours avant de le déclarer, afin de laisser passer le mois suivant et de toucher un dernier montant. Cet argent était ensuite récupéré par la famille via l’héritage.

Petit à petit, la fraude s’organisa. Lorsque quelqu’un mourait, des entreprises de pompes funèbres peu scrupuleuses s’occupait de récupérer le corps et d’organiser une cérémonie la plus discrète possible. Les allocations continuaient d’être versées. Si la famille avait accès aux comptes en banque du défunt, elle s’en servait de temps en temps pour des achats du quotidien, afin de simuler l’activité d’une personne vivante. Le décès pouvait être officiellement déclaré des mois, voire des années plus tard.

Les États finirent par se rendre compte de l’astuce, et réfléchirent à une contre-mesure. Puisque les fraudes se jouaient sur la condition à remplir pour avoir droit au Revenu de Base, à savoir : être vivant, c’est cette condition qu’il fallait contrôler.

Les États imposèrent aux gens de se rendre chaque année dans un « centre de contrôle de présence ». Les formalités étaient réduites au plus simple, tout en interdisant à une personne de se faire passer pour une autre : une signature et quelques mesures biométriques. Passé un certain âge, les contrôles devenaient un peu plus fréquents : tous les 6 mois, puis tous les 2 mois. Des aménagements étaient prévus pour les personnes ayant des difficultés à se déplacer. Un agent assermenté pouvait venir à domicile et constater la « présence » de la personne.

Ces contrôles avaient un coût, et les États durent légèrement augmenter leurs impôts, mais cela ne porta pas préjudice aux peuples, qui continuaient de vivre dans la joie, le bonheur et la confiance en l’avenir.

Les mesures biométriques étaient plus simples que ça

Avec des mesures biométriques plus simples que ça.

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Pendant ce temps, au plus profond de la Forêt-Noire, dans les caves de son sombre manoir, le docteur Otto Von Gestörlebendig finalisait les dernières étapes de son expérience. Il prit une gigantesque seringue étiquetée « produit Ẍ » et en injecta le contenu dans un corps allongé sur une table d’opération.

De son regard torve, il examina un électrocardiogramme. Son rire malsain résonna alors dans toutes les pièces du manoir : « Il semble vivant !! IL SEMBLE VIVANT !! HA HA HA HA HA !! »

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Monsieur Duprol, sa femme et ses 6 enfants sortirent de la maison de retraite. Ils arboraient la mine triste exigée par les conventions sociales dans ce genre de circonstances.

« De toutes façons, ce n’est pas très difficile de prendre l’air triste, se dit Monsieur Duprol. Quand je pense que lorsque cette vieille carne vomira sa dernière cuillerée de compote, on devra dire adieu à son allocation. 15 néo-brouzoufs par mois qui partent en fumée. C’était pas rien tout de même ».

Alors qu’ils passaient la grille, un petit homme malingre aux cheveux gras et mal peignés vint s’adresser à lui.

— Vous me semblez devoir assister à une fin de vie difficile.

— Qui êtes-vous ?

— Aucune importance. Je peux vous aider. Non pas pour prolonger la vie de votre parent, mais pour donner l’illusion d’une prolongation. Une illusion suffisante, pour… vous savez… les contrôles de présence.

— Monsieur, je ne vous permets pas ! Ma mère est sur le point de mourir, c’est une question de semaines. Et vous osez me parler d’argent ! Filez d’ici, espèce de charognard !

— Charognard, dites-vous ? C’est amusant, car je me définirais justement comme le contraire : une sorte d’agent conservateur. Mais je ne vous dérange pas plus longtemps. J’ai laissé quelques cartes de visite à l’accueil, vous n’aurez qu’à en prendre une la prochaine fois que vous rendrez visite à votre mère.

Quelques jours plus tard, Monsieur Duprol se leva plus tôt que d’habitude. Il vérifia que sa femme et ses enfants dormaient toujours, puis il composa un numéro de téléphone.

— Monsieur « l’agent conservateur ». J’appelle de la part d’un ami dans le besoin. J’aurais voulu savoir comment fonctionne votre méthode de prolongation.

— J’ai mis au point une sorte de médicament. Lorsque vous l’injectez à un défunt, le cœur se remet à battre et le cerveau reprend une activité électrique. N’importe quel médecin établira que la personne est dans le coma, mais bel et bien vivante. Mon médicament est indétectable, il se dissout dans le corps au bout de quelques minutes. Mais l’activité de vie fictive dure 24 heures.

— Est-ce qu’il y a des effets secondaires ?

— Je me permets de rappeler que le produit est à injecter dans un cadavre. Quels effets secondaires peut-on craindre sur la santé d’un mort ?

— Certes, vu sous cet angle… Ça fonctionne jusqu’à combien de mois ?

— En plus de simuler la vie, mon produit ralentit la décomposition du corps. Si vous faites des injections régulières, vous pourrez le faire tenir plus d’une année.

— Ça me semble intéressant. Je vais en acheter pour mon ami dans le besoin qui tient à rester discret.

— Bien sûr, je comprends. Nous livrons à domicile. Vous pouvez aussi venir chercher le produit directement à notre laboratoire, en Forêt-Noire.

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Les fonctionnaires dans les centres de contrôle de présence s’aperçurent bien vite d’un changement. De plus en plus de personnes arrivaient en fauteuil roulant, accompagnée par un membre de la famille, le plus souvent un fils ou un neveu. La personne accompagnante, l’air éploré et d’une voix solennelle, louait le Revenu de Base, expliquant que sans cela, il lui aurait été impossible de s’occuper de son pauvre parent devenu totalement dépendant.

Lorsque le fonctionnaire demandait d’où provenait cette odeur pestilentielle, la personne accompagnante répondait que le malheureux n’était plus capable de se laver, puis elle éclatait en sanglots.

La nouvelle de l’existence du produit Ẍ parvint aux oreilles des États. Malheureusement, ceux-ci ne savaient comment réagir. Impossible, en effet, de faire la différence entre un honnête grabataire et un « mort prolongé ». On réalisa des tests, des recherches, on tenta de découvrir la formule du produit Ẍ. Rien n’y fit, il était bel et bien indétectable.

Mais, de manière surprenante, cette fraude généralisée ne mis à mal ni l’économie, ni la souveraineté des États. Car il s’agissait d’une fraude limitée, réalisable par tout le monde. Elle n’augmentait donc pas les inégalités entre individus. Les États diminuèrent simplement le montant des allocations, au prorata du maximum fraudable.

Les économistes nommèrent ce phénomène : « malhonnêteté de groupe ». Pour l’expliquer, ils utilisaient l’exemple du restaurant universitaire.

Soit un restaurant universitaire vendant des repas à un prix de départ raisonnable. Les étudiants qui s’y rendent volent des couverts et des assiettes pour leur utilisation personnelle. Le restaurant décide en conséquence d’augmenter les prix. Voyant cela, les étudiants n’ayant encore rien volé souhaitent en avoir pour leur argent, et volent à leur tour. Mais ceux qui ont déjà volé ne recommencent pas, car il n’y aurait aucun intérêt à stocker des dizaines de couverts chez soi. Les prix augmentent à nouveau. Le point d’équilibre est atteint lorsque tous volent dans le restaurant. Si vous ne volez pas, vous n’en avez pas pour votre argent. Vous êtes forcé d’être malhonnête. Mais comme vous n’êtes pas plus malhonnête que les autres (soit parce que c’est techniquement impossible, soit parce que ça n’aurait aucun intérêt), l’équilibre est conservé.

La malhonnêteté de groupe a pour effet d’avantager un acteur économique, qui a contribué, ou pas, à l’apparition du comportement malhonnête. Dans l’exemple, c’est le fournisseur de couverts du restaurant qui est avantagé, au détriment des autres fournisseurs.

Il arrivait parfois que des étudiants volent plusieurs assiettes.

Il arrive parfois que des étudiants volent plusieurs assiettes, mais c’est rare.

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Sur la plus haute terrasse de son manoir entièrement rénové, allongé dans une chaise longue, à côté d’une piscine grande comme un terrain de football, le docteur Otto Von Gestörlebendig savourait sa victoire.

L’entreprise qu’il avait monté affichait des bénéfices records. Ses usines de produit Ẍ, implantées dans le monde entier, tournaient à plein régime. Officiellement, il s’agissait d’un médicament contre les maux de têtes. Dans certains pays, il avait même réussi à le rendre remboursable par les assurances maladie. C’était très amusant de voir un produit permettant de frauder un État être remboursé par l’État lui-même.

Il continuait parfois de travailler dans son laboratoire, juste pour le plaisir. C’est ainsi qu’il découvrit une méthode pour détecter le produit Ẍ dans le corps d’un cadavre. Mais celle-ci ne pouvait être trouvée qu’en connaissant la formule chimique complète. C’est pourquoi, il garda cette information secrète. Aucune autre personne au monde ne savait exactement comment le fabriquer. Dans ses usines, le mélange des composants était réalisé par des robots doseurs qu’il programmait et installait lui-même.

Afin d’être sûr que personne ne trouverait la méthode de détection, il brûla les résultats de ses recherches, et s’interdit de travailler à nouveau dessus. Il avait de toutes façons de quoi s’occuper, entre les cocktails mondains, les parties de golf et les soirées mousses organisées dans des monuments historiques privatisés.

Ça se voit pas, mais là on est tout en haut de l'arc de triomphe.

Ça se voit pas, mais là on est tout en haut de l’arc de triomphe.

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C’était une matinée ordinaire au centre de contrôle de présence de Freudenstadt. La file d’attente s’allongeait un peu, du fait de la quelque dizaine de grabataires attendant patiemment leur tour.

Otto Von Gestörlebendig passa les portes d’un air nonchalant. Il était devenu l’un des hommes les plus riches de la planète, mais il continuait de percevoir son Revenu de Base comme tout un chacun. Afin de se donner bonne conscience et de parfaire son image médiatique, il le reversait intégralement à la Fondation des Seniors Sans Famille. Il déclarait souvent que cette contrainte de devoir se rendre personnellement dans un centre ne le dérangeait absolument pas. Au contraire, cela lui permettait de « garder un contact avec les petites gens », « de ne pas perdre pied », « de conserver un lien avec la réalité », etc.

Au passage, il aperçut Monsieur Duprol, maintenant dans un fauteuil poussé par sa belle-fille. « Le cycle normal de la plus-ou-moins-vie », se dit-il. Il lui sourit.

Alors, des dizaines de jambes, restées immobiles durant des mois, s’animèrent. Les vieillards se levèrent lentement. Ils se dirigèrent, les bras en avant et d’un pas mal assuré, vers le docteur. Des voix caverneuses sortirent de leur bouche édentée : « Papaaaaaaa, papaaaaaa ».

Otto tenta de s’enfuir. Mais plusieurs fauteuils bloquaient la porte de sortie. Il hurla, se débattit, appela au secours. Les autres personnes du centre tentèrent de maîtriser le groupe d’enragés. Lorsqu’elles y parvinrent, il était trop tard. Le docteur Otto Von Gestörlebendig avait été mis en pièce et dévoré.

« En voilà au moins un dont on est maintenant sûr qu’il est mort », ne put s’empêcher de penser le fonctionnaire derrière le guichet.

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* Épilogue *

Otto n’ayant aucune famille, la question de l’héritage fut difficile. Après plusieurs batailles juridiques, les États parvinrent à mettre la main sur une partie de son patrimoine. C’est ainsi qu’ils eurent accès à une usine, et à des robots doseurs du produit Ẍ.

Les ingénieurs les plus talentueux et les savants les plus éminents se mirent alors au travail. Ils découvrirent bien vite la formule chimique secrète ainsi que la méthode de détection du produit. Après des recherches plus approfondies, ils tombèrent sur une autre information importante: l’existence d’un effet secondaire pouvant se déclencher à tout moment. Ils le nommèrent : « bug de réanimation imprévue ». Ils ignoraient s’il existait un antidote. Mais de toutes façons, il était un peu tard pour le chercher. Dans tous les cimetières du monde, des tombes commencèrent à s’ouvrir…

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Il me faut une image avec des boobs, car j'en ai au moins une par article.