J’ai changé de boulot. Le nouveau est beaucoup mieux. J’espère que l’avenir continuera d’être aussi bien que le présent.
Je Travaillais chez Zarma.pro, société éditrice de logiciel de karmagraphie. J’ai pas eu l’occasion de faire des articles corporates-bullshit à son sujet et je vous prie de m’en excuser. C’était une entreprise ‘familiale’ (ça ne veut rien dire mais c’est pas grave), elle produisait donc moins d’événements grandioses et alcoolisateurs que Merluchon Inc.
Pour me rattraper, voici un patchwork-vrac des choses marquantes ayant jalonnées cette incarnation professionnelle. Plein de petits moments magiques dans le désordre, un peu comme les films cucul-la-praline genre Amélie Poulain même si dans Amélie Poulain c’est pas dans le désordre, mais vous voyez ce que je veux dire.
Bugs de comportements et autres moments bizarres.
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Pot de départ de Collègue GenerationY. Il paye ses croissants/pains-aux-chocolats/pains-aux-raisins. Je demande : « quelqu’un prendra le dernier pain au raisin ? ». Il répond : « oui, je me l’étais gardé pour moi ». Là, je sais pas ce que fout mon cerveau mais il transforme espièglement les propos entendus en « vas-y, fais-toi plaisir, t’es un mec génial ». Je prends le pain au raisin en toute confiance et mords dedans. Collègue GenerationY s’exclame : « eh, mais je le voulais ! ». Je me confonds en excuses. Lui était là, dégoûté genre : « nan mais voilà quoi. Ouais bah c’est bon. Aaaaiin ». J’ai répété mes excuses. Il a refait son « pfffff… eeêêêêêaaaiiiinnn ».
De toutes façons il était bizarre ce mec. Il parvenait avec brio à bien me faire comprendre qu’il me considérait comme un gros boulet. Face à ce genre de personne, ça ne pardonne pas, mon cerveau panique et me fait me comporter comme un gros boulet encore plus que d’habitude.
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Collèguette Cuisse passe un petit coup d’éponge sur la table de la salle de pause (y’avait eu des croissants, une fois de plus). Je réalise que moi je ne la nettoie pratiquement jamais. Je me dis que c’est pas grave, je me rattraperai la prochaine fois.
À nouveau, je ne sais pas ce que mon cerveau a chié, il s’est mis à stresser en me faisant croire qu’il était possible que les gens se soient aperçus que je ne nettoyais jamais la table, qu’ils commençaient tous à médire sur moi, et que le fait que je regarde Collèguette Cuisse sans rien faire allait ajouter aux médisances.
Après de longues minutes d’un épique combat intérieur (durant lequel Cuisse quasi-termina de nettoyer la table), je décide qu’il est impératif de lutter contre tous risques de médisances, même minimes. Je prends alors une éponge, commence à frotter et demande : « t’as besoin d’un coup de main pour la table ? ». Elle m’a regardé durant un blanc absolu de plusieurs secondes. Elle ne savait pas du tout comment réagir tellement je venais de me comporter de manière buggée. J’ai remballé mon éponge et j’ai fui. Il est fort probable qu’après cela, elle ait généré une certaine quantité de médisances à mon sujet quant à ma boulettitude et mes bugs, soit tout ce que je voulais éviter.
J’ai mis plusieurs mois à me remettre complètement de cette histoire et à réussir à me comporter normalement avec elle, lui parler, etc.
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On devait tracer ce qu’on faisait chaque jour, jusqu’à une précision maximale d’un quart d’heure. Rien que de très normal, ça se fait dans plein de boîtes. Je déteste ça, mais c’est ainsi.
Un matin, j’ai trouvé un cadavre de lapin sur le parking, en décomposition relativement avancée. Je suis allé le jeter avec des gants et un sac en plastique. J’ai noté dans mon relevé journalier : « catégorie:improductif. description:enlever un lapin mort sur le parking. durée:0.25h ». C’était très drôle.
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Restons dans le thème de l’hygiène. L’une des activités préférées de Collègue Eurodance (dont j’ai déjà parlé dans d’autres articles) consistait à râler lorsqu’il découvrait des toilettes sales. Et vas-y que je proteste que c’est inadmissible, comme quoi les gens ne font pas ça chez eux alors ils n’ont pas à le faire ici, et blablabla-blabla.
Soyons clair, je suis d’accord avec lui. Mais c’est un combat perdu d’avance. Dans toutes les entreprises, il se trouve systématiquement des connards (ainsi que des connasses mais je ne peux pas le vérifier) qui pourrissent les toilettes. Ensuite, se trouve de pauvres naïfs comme lui qui se mettent à envoyer un mail à l’ensemble du personnel expliquant que CHACUN doit nettoyer son PROPRE CACA.
Ce genre de remarque me stresse, car j’ai toujours peur d’être le fautif, même si je vérifie toujours bien que je n’ai pas laissé de caca. Ça date d’un traumatisme de mon stage de fin d’étude. J’avais fait caca et j’avais nettoyé. Un peu plus tard, le chef y va à son tour. Il ressort instantanément avec un air dégoûté et déboule dans l’open space des ouvriers-stagiaires pour demander qui a fait caca le dernier. Tous les ouvriers me montrent du doigt. Je vais voir, persuadé que y’aurait rien et que c’est le chef qui fabule. Et voilà que je découvre des filaments liquides de caca particulaire ! Impossible de décrire précisément à quoi ça ressemblait. En tout cas, c’était clairement pas sorti de mon trou du cul sous cette (non-)forme. La seule explication possible que j’ai pu trouver à ce maléfice, c’est que mon caca se soit anthropomorphisé, qu’il ait remonté le tuyau à l’aide de ses bras en caca, pour finalement s’échouer, se dé-formifier et s’auto-liquéfier à la surface.
J’ai un rapport compliqué avec le concept du caca. Y’en a qu’ont un rapport compliqué avec la nourriture : ils sont anorexiques, boulimiques, etc. Moi c’est avec le caca. Évidemment tout le monde s’en fout et ce n’est pas un problème reconnu par la médecine.
L’expression ‘propre caca’ employée plus haut est vraiment très drôle, mais elle n’est pas de moi. Rendons à César ce qui appartiens à Je t’encule Thérèse. (http:// www. jetenculetherese.net/trucs-et-astuces/peut-on-ken-sa-collegue-de-bureau/)
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Restons dans le même thème. Un matin, je vais aux toilettes, et pour le coup, c’est moi qui ai râlé. Il y avait pire que des filaments particulaires auto-liquéfiés, pire que des traces pas raclées au fond, pire qu’un petit morceau flottant n’ayant pas voulu partir avec ses amis. C’était carrément la livraison entière de caca qui trônait au milieu du trou du trône. La chiasse avait pas été tirée.
Je prends même pas le temps d’entrer dans le lieu et commence à protester à voix semi-haute. Collègue NinjaScout qui passait par là me demande quelle est le problème. Je lui montre l’objet de mon courroux. Je m’attends à ce qu’il se contente de dire « rhoo, c’est scabreux, les gens sont sales », puis à ce qu’il reparte, me laissant littéralement dans l’excrément. Mais, surprise ! Il pénètre dans le petit coin, tire la chiasse et me répond : « eh bien tu vois, tu prends la petite bro-brosse et tu brosses ». Je réplique : « C’est pas le problème. J’allais le faire. Mais j’ai tenu à protester parce que c’est pas mon caca ». Et là, il prend lui-même la bro-brosse, brosse et repart comme un prince.
J’étais arrivé assez tôt le matin, la boîte était encore assez peu peuplée. Il y a donc de fortes chances pour que ce soit SON trou de balle qui soit à l’origine de cette livraison incongrue. Ça expliquerait pourquoi il a nettoyé alors que je ne lui avais pas explicitement demandé et que je ne cherchais auprès de lui rien de plus qu’une oreille attentive pour catharsiser mes névroses scatologiques.
Ça ne l’a pas plus déstabilisé que ça. Il a nettoyé sans avouer, sans s’excuser. Il a eu la force de ne pas s’effondrer en larme alors que j’avais mis ces méfaits au grand jour. Il me parlait de la bro-brosse comme si c’était un objet aussi banal qu’une souris d’ordinateur. J’ai été fasciné par son attitude. J’aurais tant voulu être comme lui, avoir sa force de caractère, être capable de laisser un bloc de crotte complet à la vue du monde entier, ne pas s’en sentir coupable, ne pas en avoir de souvenirs horribles qui remonteraient dans ma mémoire, tel des golems de caca auto-liquéfiés, s’accrochant aux synapses de mon cerveau, pour finalement se vautrer dans ma conscience avec une putréfiante auto-satisfaction. Je ne suis qu’un faible.
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Changeons de thème.
Les livraisons effectuées aux Clients impliquaient de fournir le CD du machin livré. (Parfaitement ! Des CD ! C’était pour le petit côté charmant et désuet). Collègue V-Brun devait les envoyer par la poste (désuettitude, quand tu nous tiens), mais a laissé traîner cette tâche pendant plusieurs mois. Cheffette Gothique s’est énervée et a étalé tous les CD sur son bureau.
Il n’a pas compris pourquoi. Ou il a fait semblant de ne pas comprendre.
Sinon, j’aime à mettre une majuscule en gras au mot ‘Client’, afin de souligner l’absurdité du monde du Travail. Cependant, je propose de ne pas faire ça tout le long de l’article, ça deviendrait vite chiant.
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Réunion avec MégaChef Storitel. Par inadvertance, il se gratte un bouton de la gueule et se fait légèrement saigner. Il tamponne discrètement l’hémorragie avec un mouchoir. On fait tous semblant de ne rien voir, comme exigé par les conventions sociales. Ça passe crème. Sauf que 10 minutes plus tard, c’est moi qui m’atomise un bouton tronchial et tamponne avec un mouchoir ! Tout le monde fait à nouveau semblant de ne rien voir, mais l’atmosphère devient extrêmement bizarrifiée. Je me met à m’imaginer que les gens vont s’imaginer que j’ais répété une action de MégaChef par pure mimétisme flagorneur, pour l’amener à penser que je l’admire tellement que je veux être exactement comme lui, jusqu’à la moindre petite cellule de pustule purulente éclatée.
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Tandis que j’envoyais des commandes à un serveur Linux via le petit outil PuTTY, je me suis dit que ce serait classe et distingué de tracer mes actions, par le truchement d’un copié-collé de la console. Je sélectionne le texte, puis fait un clic-droit dans le but d’ouvrir le menu contextuel et d’accéder à l’option ‘copier’. Et là : badaboum nucléaire ! des hecto-brouettées de commandes random s’exécutent à la vitesse de la lumière. Incompréhension, panique, peur. D’autant plus que j’étais root.
La blague avec PuTTY, c’est que dans sa configuration par défaut, la sélection d’un texte déclenche automatiquement l’action ‘copier’, et le clic droit déclenche l’action ‘coller’. Je venais de renvoyer dans la console tout ce que je venais d’exécuter (input et output compris).
Ça m’a un peu énervé. J’ai envoyé un mail au département ‘Synapseries Internes’ pour leur dire que cet outil est bien, mais dangereux. Y’avait l’expression ‘putain de copier-coller’ dans mon mail. J’avais vraiment besoin d’écrire ça.
Réponse du guru des synapseries internes : « Merci Réchèr pour ce récit des plus édifiants. Sinon tu pouvais aussi lire le manuel de PuTTY ».
Eh bien non, désolé. Avec un outil compliqué de prime abord, mais qui devient ensuite pratique et puissant (git, The Gimp, QGis, …), je suis d’accord qu’il faut ‘lire le manuel’, ou à la rigueur, lire des tutos sur internet. Mais avec un outil qui semble simple de prime abord, excusez-moi de ne pas m’imaginer que je doive obligatoirement lire le manuel afin d’être au courant des éventuels pièges qu’il comporte. J’ai pas lu le manuel de Paint ni celui de mon slip kangourou, pour autant ces deux outils ne m’ont pas arbitrairement explosé à la gueule.
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Toutes les discussions sans fin sur l’ergonomie des outils, le placement des boutons, les icônes, etc. Ainsi que toutes les discussions sans fin sur les plaquettes de présentation des produits, les phrases-choc, la couleur du fond, la taille du texte, …
C’est incroyable le nombre de gens qui tiennent absolument à faire part de leur opinion sur ces sujets, tout en précisant bien qu’ils ne sont ni graphistes ni ergonomes. Je fais partie des gens qui n’y connaissent rien, mais j’ai la décence de ne pas péter les gonades de tout le monde avec mes avis pourris. Je ferme ma gueule et exécute docilement les élucubrations graphistico-ergonomiques passant par le trou du cul de tous ces tocards incultes et pompeux.
En tant que développeur, je me plains parfois des échanges avec les clients, comme quoi ils n’y comprennent rien, demandent n’importe quoi, ne savent pas ce qu’ils veulent, etc. Mais sur ce point, je reconnais que les graphistes doivent en chier beaucoup plus. La fameuse phrase « c’est moche », les graphistes doivent avoir envie de tronçonner des artères dès qu’ils l’entendent.
Et ces plaquettes ! Bon sang, ces plaquettes ! Que de papier et d’encre gaspillés ! Que de temps de vie foulé au pieds ! Tandis qu’à côté croupissait notre site internet boîtal officiel. Il avait 10 ans de retard, il a fallu attendre 5 ans pour se décider à les rattraper. (Faites le calcul, il n’a maintenant plus que 5 ans de retard, mais c’est pas les mêmes années qu’avant).
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Collèguette Cuisse n’avait pas toujours son téléphone mobile avec elle. Lorsqu’il sonnait, moi et d’autres collègues étions dérangés par Kendji Chirac (le fils de Jacques Chirac) et ses histoires de belle Andalouse. C’était un peu la lose.
Je suis allé sur Youtube et j’ai fait jouer la même chanson. Collèguette Cuisse a débarqué croyant que son téléphone sonnait. C’était très drôle.
(Bien entendu, j’ai fait ça plus d’une année après la désastreuse histoire de la table).
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Le projet où je me suis le plus éclaté, c’était un logiciel d’automatisation de relevés karmagraphiques de populations d’acariens. Un truc génial :
- Des scientifiques fous pour clients, qui m’ont fait miroiter leur joli petit monde tout rose que j’aimerais tant atteindre.
- Un contexte métier complètement différent des autres projets.
- Une liberté totale pour l’architecture et le développement du bastringue (Collègue Drache-Code, dont je parlerai plus tard, intervenait uniquement en tant que lointain conseiller CTO).
- Un potentiel de truandage non négligeable, du fait de l’affectation de Collègue Nounours à la fonction de Planificateur. Je lui disais que telle fonctionnalité prendrait 3 jours à coder, il sourcillait pas d’un poil. Mais comme il était vraiment sympa, je ne lui ai pas grappillé tant de temps de glande que ça.
Vint la démonstration d’une version intermédiaire du logiciel. Ça ne se passait pas très bien, il y avait des plantages aléatoires à cause du middleware mantrique de merde qu’on avait coutume d’utiliser.
C’est dans cette atmosphère tendue qu’est évoqué le sujet du code source, qui faisait partie des Livrables. Les scientifiques fous n’arrivaient pas à le compiler (à cause de leur Visual Studio installé à l’arrache, of course). Collègue Nounours leur dit : « le code source, on vous le donne, il est là ». Le client répond : « mais si ça se trouve, vous nous avez envoyé des vidéos… », il n’a pas osé finir sa phrase. Nounours a alors énoncé, sur un ton exagérément mielleux : « Vous n’êtes pas obligé de nous insulter. Pour qui nous prenez-vous exactement ? ». On sentait qu’il bouillait de l’intérieur. J’étais au milieu de tout ça et j’en menais vraiment pas large.
Quelques heures plus tard, j’ai consulté les logs, trouvé le problème et adapté le code au middleware mantrique pourri, qui avait, of course, été installé à l’arrache par les scientifiques fous.
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Pause de midi. Collègue Générique nous parle d’un service de location de vaisselle. Collègue Autre-générique demande : « on la rend propre ou sale ? ». Collèguette Hîhîhî, qui n’avait pas décroché un mot depuis le début du repas, répond du tac-au-tac : « sale !! ». Ça a créé un blanc de conversation pachydermique ! J’ai tenté de débizarrifier la situation en sortant une remarque neutre et inutile, sauf que je n’ai pas été assez rapide, Chef Chouchou m’a coupé la parole et a dit « Je sais ! » sur le ton de je-fais-comme-si-j-etais-Collèguette-Hîhîhî.
C’est un peu compliqué à expliquer (comme quoi, c’était vraiment un moment bizarre). Chef Chouchou a fait la blague de faire croire que Collèguette Hîhîhî répondait comme si c’était une question d’examen ou de jeu télévisé ou autre. C’était techniquement possible de jouer à faire croire ça parce qu’elle a répondu très vite, n’avait rien dit auparavant et n’a rien dit non plus auparaprès.
Chef Chouchou a dû se considérer très spirituel, mais moi je trouve ça pas drôle et carrément impoli. Sa fausse blague jouait sur les blancs de conversation et le mutisme temporaire, deux problèmes qui m’ont toujours épouvanté. Quand il y a des conversations autour de moi et que je n’ai rien à dire, je flippe ma race car je suis toujours en train de me dire que les autres sont en train de se dire que si je n’ai rien à dire c’est parce que je ne suis qu’un gamin qui connaît rien à la vie.
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Un jour que la météo avait annoncé du beau pour le vendredi suivant, on avait décidé de se lancer tous ensemble dans le projet d’une plancha hyper conviviale. Collèguette Hîhîhî (encore elle) nous avait élaboré l’inévitable fichier Excel pour déterminer les personnes apportant, qui une entrée, qui de la viande, qui des bouteilles de piache, etc.
Disgression : « qui, sa part de bouchée à la reine » (extrait de ‘Les damnés de la Terre Associé’, Tronchet) (http:// www. bedetheque.com/serie-3592-BD-Damnes-de-la-terre-associes.html).
Or donc, ce tableau Excel était assez mal branlé. Il comportait 5 fois trop de cases qu’on était censés remplir en diagonale. Durant la pause, plusieurs collègues en discutèrent en sa présence, se moquant gentiment d’elle. Moi j’étais déjà reparti pour faire du Travail. On m’a raconté par la suite qu’elle s’était énervée et était partie en balançant « vous me faites chier avec ce tableau, zut et fuck ! ».
C’était un moment bizarre dans lequel je n’étais nullement impliqué et qui n’était pas du tout de ma faute. C’est extrêmement rare. Je regrette un peu de ne pas y avoir assisté.
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J’ai travaillé dans une équipe avec 4 autres personnes, que nous appellerons sobrement A, B, C et D. La phrase suivante est vraie pour tout couple (X, Y) appartenant à (A, B, C, D)² avec X différent de Y :
« J’ai entendu X déblatérer sur Y. »
J’ai personnellement dit du mal de certains collègues A, B, C ou D, auprès d’autres collègues A, B, C ou D, mais je n’ai pas effectué toutes les combinaisons possibles.
Soit je suis quelqu’un de socialement très doué, qui est parvenu à devenir le confident secret de toute l’équipe, soit tout le monde déblatairait intégralement sur tout le monde. La deuxième option me semble la plus probable. J’en conclus aisément que X a déblatéré sur moi auprès de Y, pour tout (X, Y) appartenant à (A, B, C, D)².
Collègue Eurod’
Je vais vous présenter l’étrange capacité de ce monsieur à tordre et mélanger la langue française de façon à la rendre imprécise.
Le parler Eurod’
Vous avez peut-être eu vent du « parler moche » (https:// web. archive.org/web/20150329122000/http: //www. dicomoche.net/intro1.htm).
Eh bien ce n’est pas ce que fait Eurod’.
Les ‘parleurs moche’ me semblent agir de manière plus ou moins consciente. Leur utilisation de mots inhabituels, voire carrément inventés, à la place de mots habituels est voulue. Le but étant de provoquer l’illusion qu’ils maîtrisent profondément la langue française, à tel point qu’ils connaissent la subtile différence de sens entre tel mot inhabituel et tel mot habituel. Ils seraient ainsi capable, hypothétiquement, de justifier leur emploi de chacun de ces mots inhabituels.
Eurod’ est beaucoup plus idiosyncratique dans son parler personnel (même si ça veut rien dire). Eurod’ agit de manière plus ou moins INCONSCIENTE. Il est intimement persuadé de l’existence des mots et expressions qu’il a lui-même inventés sans s’en apercevoir. Il ne réalise pas qu’il est le seul homme au monde à s’en servir. Comment en est-il arrivé à ce méta-état de spiritualité sémantique auto-alimentante ? Je l’ignore.
Il remplace certains mots par d’autre. C’est un fait. Mais la méthode choisie pour ces remplacements est des plus obscures. Parfois c’est juste des sonorités voisines, parfois c’est le sens qui a un très vague rapport. Ce vocabulaire unique provoque un effet d’une sincérité poétique des plus déroutantes.
Les propos d’Eurod’ sont comme les paroles des chanteurs spécialisés dans l’étrangeté assumée (Noir Désir, Thiéfaine, Luke, …), ces paroles qui donnent l’impression d’osciller en permanence entre du n’importe quoi aléatoire et un profond sens caché impossible à atteindre.
Les propos d’Eurod sont comme les adorables petites perles des enfants découvrant le langage : ‘pique-mémé’ au lieu de ‘pique-niquer’, ‘jour fermier’ au lieu de ‘jour férié’, ‘le jus du pain’, ‘des épluchures de yaourt’, …
Eurod’ est une sorte d’anti-Raymond Devos. Ce dernier distillait le langage d’une façon experte pour en extraire toute la poésie. Ce premier essore le langage d’une façon terriblement non maîtrisée, avec un tel aplomb que l’anti-poésie qui en découle pénètre dans les plus bas-fonds de la notion même d’en type au hésies pour devenir de l'((anti)ᵃⁿᵗ ⁱ )-poésie, ce qui finit par sublimer la poésie. Raymond Devos devient le vide.
Ce sont là les meilleures explications théoriques du parler Eurod’ que je puisse vous donner. Je vous propose maintenant de les illustrer par :
Quelques exemples
« Ce bloc de code est rustre-syntaxique »
Mélange de ‘sucre syntaxique’ et de la tournure grammaticale où on accole un nom avec un adjectif pour faire un autre adjectif (exemple : Turing-équivalent, W3C-compliant, …). Signification eurodienne : ce bloc de code n’est pas très explicite ni très clair, les actions qu’il réalise sont difficiles à appréhender.
« Redondance cyclique »
Signification eurodienne : situation dans laquelle un module A dépend d’un module B alors que le module B dépend déjà de A (c’est mal, faut pas le faire, mais c’est pas le sujet). Le terme correct est ‘dépendance circulaire’. La redondance cyclique est une notion appartenant au domaine de la cryptographie. Le peu que j’en sais me vient de Wikipédia, mais me permet au moins de vous assurer que ça n’a rien à voir avec des histoires de dépendances.
« Ce programme est un polycode »
Mélange de ‘unicode’ et de ‘code informatique’. Signification eurodienne : le programme est capable de gérer des fichiers texte ayant n’importe quel encodage de caractère.
De manière générale, Eurod’ aimait bien ajouter ‘mono’ et ‘poly’ un peu partout : « On a mono-standardisé les éléments de l’IHM », « c’est un poly-module », « le framework Mono est très poli », …
« Des expériences utilisateurs »
Vague rapport avec le terme ‘expérience utilisateur’, signifiant la façon dont un utilisateur appréhende une IHM. (Pour le coup, ce terme fait partie du parler moche). Signification eurodienne : les retours et les avis des clients à qui une démonstration d’un logiciel a été faite.
« C’est un be-have-your »
Prononciation commune avec le mot anglais ‘behavior’, bien que le sens n’ait rien à voir. Signification eurodienne : c’est un must-have, il faut l’implémenter obligatoirement car les clients le veulent à fond.
« C’est pas revenant »
Mélange de l’adjectif anglais ‘relevant’ et du ‘prix de revient’. Signification eurodienne : cela ne coûte pas trop cher.
Je me souviens d’une fois où il a sorti cette phrase au moins 10 fois en 5 minutes. Il venait d’inventer l’expression dans sa tête, il la trouvait géniale et tenait absolument à nous la marteler pour faire comme si c’était quelque chose qui existait pour de vrai depuis des millions d’années dans la langue française de la bouche.
Autres subtilités en vrac
Eurod’ était friand des expressions effectuant une analogie entre concepts virtuels et objets réels, tel que ‘surfer sur internet’, mais en pire. Exemples :
- « Il y aura un effet Doppler dans les mises à jour le temps de changer de serveur ».
- « Chaque module de code est placé dans une cage de Faraday isolée des autres ».
- « L’historisation en base de données permet de respecter la loi de conservation de l’information ».
Le but est de donner l’impression que chacune de ces analogies a été mûrement réfléchie et que s’il l’emploie, c’est qu’il en a bien pesé tous les aspects. Si nous on n’a pas tout saisi, c’est parce qu’on ne connait pas assez l’informatique, ou qu’on est pas assez intelligent.
Il y a des gens qui utilisent l’expression ‘entre guillemets’ pour marquer le fait qu’ils mettent quelque chose ‘ »‘entre guillemets' »‘. D’autres qui disent ‘point final’ pour insister sur un point final.. Eurod’ doit être la seule personne au monde à dire ‘deux points’ pour insister sur des deux points. Par exemple : « Eurod’ aime prononcer certains signes de ponctuation. Par exemple, deux points, les deux points ».
Eurod’ était également assez bon en vocabulaire d’enfumage de client :
- « On a changé de paradigme ».
- « L’application a été certifiée » (elle a juste été testée en interne, il n’y a aucune certification, ni pour cette appli ni pour d’autres).
- « On est en train de traduire en anglais toute notre gamme de produits ».
Je vous passe les grands classiques déjà usités et validés par maintes autres personnes : ‘en termes de’, ‘sublissime’, ‘littéralement’, ‘volumétrie’ au lieu de ‘volume’, ‘méthodologie’ au lieu de ‘méthode’, ‘problématique’ au lieu de ‘problème’, etc.
Il codait pas trop mal, mais ses noms de variables étaient bien évidemment d’un ridicule achevé. ‘Treat’ pour dire ‘traiter’ (même en français, ce verbe est moche), ‘Perfectize’, ‘DechetOfFiltering’, … Le clou, ç’a été la variable indiquant si oui ou non un objet comportait la gestion du temps : ‘hasTimeGesture’. Ouais, ‘Gesture’ ça veut dire ‘Gestion’. Ouais.
Et quand il lisait un texte un peu long, il faisait ces petits bruits de ronronnement : « naiin-aiinhaaaiinn-haiin-haiin » (faudrait que je le refasse à la voix, là comme ça on se rend pas compte). Ça donnait l’impression qu’il avait vraiment besoin de toutes les particules de son cerveau concentrées à fond pour parvenir à lire tous ces mots si tellement plein de lettres.
À ce sujet, j’ai toutefois connu pire. Germaine-Germaine, mon ex-cheffe, lisait à voix haute en prononçant des phrases n’ayant pas exactement le même sens que ce qui était écrit, et parfois même, le sens totalement opposé. C’était assez flippant. On ne savait pas si elle avait compris la phrase du texte, mais qu’elle en disait une autre car sa prononciation à voix haute était défectueuse, ou si elle avait compris la phrase prononcée, et que c’était le module de cerveau servant à la comprenance qui était défectueux.
Oh, j’allais oublier. Une fois, Eurod’ a essayé de conjuguer le verbe ‘avoir’ au passé surcomposé. Ça lui a fait peur et il s’est arrêté en plein milieu de sa phrase pour finalement décider de le conjuguer au passé composé. Ben oui, ‘avoir’ au passé surcomposé, ça fait ‘j’ai eu eu’. Pour son système vocabulatoire, ça devait certainement créer une faille temporelle incompréhensible capable de l’engloutir tout entier. En tout cas, moi, ça m’avait trop fait goleri de le voir apeuré de la sorte.
To be continued
J’ai encore plein de choses à dire, des chefs et des collègues à décrire, des cris à écrire. Je vous donne rendez-vous au prochain article.